La Vie des idées : Dans le contexte général d’une fragilisation du marché éditorial, associée à une concurrence vive entre les maisons d’édition, quelles sont les particularités du champ éditorial en sciences humaines et sociales ?
Gisèle Sapiro : Le livre et l’article en revue sont les deux formes convenues de diffusion des résultats de la recherche en sciences humaines, par voie de l’écrit. En effet, à la différence des sciences de la nature, le livre continue à jouer un rôle majeur dans la production des savoirs en sciences humaines et sociales, même si son poids relatif varie selon les disciplines : il est central dans les disciplines les plus littéraires, comme la philosophie et l’histoire, et décroît à mesure qu’on va vers les disciplines qui ont adopté le modèle des sciences de la nature comme la psychologie ou l’économie. La sociologie et l’anthropologie occupent une position intermédiaire entre ces deux pôles. Contrairement aux revues, confinées à un public spécialisé, la publication d’ouvrages assure aux résultats de la recherche, qu’il s’agisse de travaux inédits ou de synthèses, une diffusion hors du monde académique. Il est également un vecteur majeur des échanges intellectuels internationaux, soit dans la langue d’origine s’il s’agit d’une langue véhiculaire, soit en traduction.
C’est à ce deuxième cas que nous nous sommes intéressés dans cette étude sur les traductions d’ouvrages de sciences humaines du français dans trois pays qui présentent des cas contrastés : aux États-Unis où elles ont connu un relatif déclin depuis la fin des années 1990 mais où il y a toujours un attachement à la French Theory et un intérêt pour certains domaines, au Royaume-Uni où le désinvestissement des grandes presses universitaires comme Oxford University Press et Cambridge University Press est partiellement compensé par l’activité assez intense d’éditeurs indépendants comme Polity Press — premier traducteur de sciences humaines françaises — et quelques petites maisons engagées, et en Argentine où elles sont au contraire en plein essor [1].
L’édition en sciences humaines relève à la fois du champ éditorial et du champ académique, qui ont chacun leurs règles et modes de fonctionnement spécifiques. Le champ éditorial est soumis à des contraintes économiques qui se sont accentuées depuis les années 1990, avec le phénomène de concentration et de rationalisation. Ces contraintes touchent tout les secteurs, y compris celui du marché du livre académique qui, dans certains pays, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni, est séparé – mis à part quelques petits éditeurs engagés au Royaume-Uni — de celui de l’édition généraliste tant du point de vue de la production que de la circulation, à la différence des nombre de pays européens comme la France, l’Italie, l’Espagne, et latino-américains, comme l’Argentine, où une part significative des ouvrages de science humaine sont publiés par des maisons généralistes. Si l’édition universitaire fonctionne selon les règles du monde académique (évaluation par les pairs), elle accorde une attention de plus en plus grande à la question de la rentabilité, d’autant que les acquisitions par les bibliothèques universitaires se sont réduites en raison du coût élevé des abonnements aux revues scientifiques, monopolisées par des grands groupes privés. Les éditeurs généralistes visent à toucher, avec les ouvrages de sciences humaines, un public non universitaire, afin de contribuer au débat d’idées dans la société. Pour élargir leur marché, les éditeurs académiques anglophones, qui atteignent rarement un public non universitaire – le vaste succès de la traduction en anglais du livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, est une exception – cherchent à toucher le public estudiantin avec les manuels ou les essais de synthèse, ou à élargir leur audience par-delà les frontières nationales. Le marché britannique ne constitue, par exemple, que 25% des ventes de Cambridge University Press, 44% s’écoulent aux États-Unis et 31% dans le reste du monde, ce qui confirme qu’il s’agit d’un marché globalisé. Pour les ouvrages en français, les chances de traverser les frontières au-delà des pays francophones dépendent en grande partie de la traduction. Or notre étude montre que les livres publiés par les éditeurs généralistes ont plus de chance d’être traduits que ceux publiés par les presses universitaires.
Dans cette circulation, les principaux agents sont les éditeurs qui publient les ouvrages de sciences humaines, les traducteurs qui les transposent dans la langue d’accueil, et qui se répartissent entre professionnels et universitaires, et les universitaires impliqués dans le processus parce qu’ils dirigent des collections, siègent dans les comités des presses universitaires, proposent des textes, produisent des avis selon la procédure en vigueur dans l’édition académique anglo-américaine (soumission à des rapporteurs extérieurs à maison d’édition et spécialistes du domaine), en rendent compte dans des revues académiques ou dans la presse. En revanche, les agents littéraires ne jouent quasiment aucun rôle dans cette circulation, à quelques exceptions près.
La Vie des idées : Comment décrire les conditions et les obstacles qui peuvent favoriser ou ralentir la traduction d’un titre en sciences humaines et sociales ? Comment évaluer le potentiel de diffusion d’un ouvrage ?
Gisèle Sapiro : Les obstacles sont nombreux, ils peuvent être d’ordre politique, économique ou culturel. Les obstacles politiques constituent une entrave dans les pays où la liberté d’expression est restreinte. Dans les cas que nous avons étudiés, ce sont les obstacles économiques qui prévalent très nettement : la traduction étant une entreprise coûteuse, les éditeurs anglophones hésitent de plus en plus à s’y engager. Il y a encore vingt-cinq ans, Cambridge University Press traduisait entre dix, douze et quinze titres du français par an. Aujourd’hui, ce chiffre est réduit à 2 ou 3 pour les auteurs contemporains, à quoi peuvent s’ajouter 2 ou 3 classiques. De même, beaucoup de presses universitaires américaines ont réduit de façon drastique leur investissement dans la traduction : c’est le cas par exemple de Stanford University Press, qui a publié par le passé un grand nombre d’auteurs de laFrench Theory. A quoi s’ajoutent des obstacles culturels : certains thèmes seront considérés comme trop locaux, par exemple un livre sur la France a peu de chance d’être traduit sauf s’il s’agit de périodes ou d’aspects spécifiques comme la Deuxième Guerre mondiale ou la vie intellectuelle ; le style de l’écriture est parfois mentionné comme un obstacle – un éditeur anglais opposait « l’écriture structurale » des chercheurs français à la forme « narrative » qui prévaut dans la production anglo-américaine – ; les obstacles culturels concernent aussi les négociations, la langue des contrats, les traditions éditoriales et juridiques, (copyright vs. droit d’auteur), etc., sans parler des problèmes de traduction.
Du coup, cela pose la question des raisons de traduire, qui était au cœur de notre enquête. De façon générale, les chances pour un livre de sciences humaines d’être traduit dépendent de plusieurs facteurs : premièrement, la centralité de la langue d’écriture, les traductions circulant principalement des langues centrales comme l’anglais et le français vers les langues périphériques ; deuxièmement, le capital symbolique collectif accumulé par une tradition nationale dans un domaine : par exemple, la philosophie allemand jouit d’un grand prestige, la philosophie française également, alors que la philosophie américaine n’est reconnue que depuis peu ; le capital symbolique individuel enfermé dans le nom de l’auteur : ainsi les auteurs de la French Theory, Barthes, Foucault, Derrida, continuent à être traduits systématiquement (nous consacrons un chapitre de l’étude à l’entreprise de traduction des séminaires de Derrida) ; la réputation de l’éditeur : les éditions du Seuil arrivent par exemple en tête en sciences humaines, selon le nombre de titres traduits dans les pays étudiés, devant Gallimard qui est premier en littérature ; le thème du livre : les essais spéculatifs circulent mieux que les travaux empiriques – la philosophie est arrivé en tête des disciplines du point de vue du nombre de titres traduits -, mais il y a aussi des thèmes à la mode, comme la Deuxième Guerre mondiale ou la gastronomie pendant un temps aux États-Unis, ou encore, depuis le 11 septembre, l’islam ; la réception nationale et internationale de l’œuvre : les ventes d’ouvrages dans le pays d’origine et les traductions en langue étrangères sont prises en compte lors du processus de décision ; le capital social de l’auteur dans le pays concerné, cette variable n’étant toutefois pas indépendante de son capital symbolique au niveau international, tel qu’il se manifeste dans les invitations à des colloques ou à donner des conférences, etc.
Une fois la décision de traduire prise, commence un long processus encore pavé d’obstacles : au niveau de la contractualisation, par exemple, l’éditeur français peut exiger un droit de regard de l’auteur sur la traduction, qui ne découle pas de la législation sur le copyright, dans laquelle le droit moral est cédé avec les droits d’exploitation ; au niveau du choix d’un traducteur ou d’une traductrice : les plus réputés étant aussi les plus chers, les éditeurs font parfois appel à des étudiants sans expérience, qui ne terminent pas toujours le travail ou qui rendent un travail nécessitant une révision en profondeur ; au niveau de ce que Roger Chartier appelle la « mise en livre », à savoir le choix du titre, de la couverture, de la quatrième de couverture ; et au niveau de la promotion : par exemple, les ouvrages de sciences humaines publiés aux États-Unis et au Royaume-Uni n’étant quasiment pas distribués en librairie (à part quelques librairies académiques), la diffusion se fait principalement par voie électronique, et est parfois renforcée par la venue de l’auteur.
La Vie des idées : Peut-on parler d’un espace international des sciences humaines et sociales ? Espace d’échanges organisé ou utopie ?
Gisèle Sapiro : Le monde savant a toujours été caractérisé par des échanges interculturels, en Europe, où le latin était la langue commune, mais aussi entre les européens et les autres cultures, notamment la philosophie arabe ou les philosophies asiatiques. Le processus de construction des États-nations a nationalisé l’enseignement et la recherche, mais a aussi vu naître, à la fin du 19e siècle, une idéologie internationaliste qui visait à favoriser les échanges entre les pays, et qui a été incarnée dans l’entre-deux-guerres par l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des nations, remplacé après la guerre par l’UNESCO. Ces instances ont favorisé la circulation des modèles d’organisation et de division du travail scientifique entre les pays. Le développement des moyens de communication et de transport a fortement accéléré ces échanges, ainsi que le nouvel idéal de la globalisation, qui tend à masquer l’inégalité des échanges et à favoriser la domination américaine. En effet, les acteurs dominants de cet espace tendent à y imposer leurs normes. Ils sont en outre surreprésentés. Une enquête menée par Yves Gingras et Johan Heilbron sur les co-signatures d’articles comme indicateur des collaborations scientifiques internationales a montré que si le nombre de co-signatures a fortement augmenté depuis les années 1990, cette augmentation est plus marquée pour les collaborations avec les chercheurs étasuniens que pour celles entre chercheurs européens [2] …
Ces échanges ne sont donc pas une utopie, pour beaucoup de chercheurs, c’est une réalité, mais une réalité très inégalement partagée. Certains pays en demeurent largement exclus, faute de moyens matériels et symboliques : c’est le cas par exemple des pays africains. Nous menons actuellement une enquête dans le cadre du projet européen International Cooperation in the SSH sur les formes d’institutionnalisation comparée des sciences humaines et sociales dans différents pays et sur les formes d’internationalisation et de circulation des idées. Les chercheurs britanniques sont par exemple très présents dans les projets européens, alors que les français le sont beaucoup moins. Cela tient non seulement à la langue mais aussi au fait que les universités britanniques ont très tôt investi dans la mise en place de dispositifs d’aide à la préparation de projets, dont certains aspects sont très techniques et demandent une spécialisation. Ces projets offrent à beaucoup de pays l’occasion de s’internationaliser, mais les espaces nationaux sont souvent divisés entre un pôle plus tourné vers l’international et un pôle tourné vers l’espace national. Dans les petits pays, aux langues périphériques, la stratégie d’internationalisation passe fréquemment par le choix de l’anglais comme langue d’écriture, ce qui est encore assez rarement le cas parmi les chercheurs français, s’agissant de l’écriture de livres à tout le moins. Pour l’écriture d’articles, la propension à recourir à l’anglais varie fortement entre disciplines – l’économie et la psychologie s’opposant là encore au droit ou à l’histoire -, et entre domaines de spécialisation – par exemple, les spécialiste de littérature anglais ou américaine vs. les spécialistes de littérature française. Mais il ne suffit pas d’écrire en anglais pour être lu aux États-Unis. Encore faut-il publier dans des revues qui font partie de l’horizon de référence des chercheurs d’une discipline. Or en sociologie, par exemple, les revues françaises sont très peu citées par les sociologues américains, comme l’avait montré une enquête du CNRS menée en 2004 ; cette situation n’a pas changé avec la traduction des revues en anglais, comme l’ont constaté Yves Gingras et Sébastien Mosbah-Natanson [3].
Faut-il opter pour l’anglais comme langue de communication de la recherche en sciences humaines et sociales, à l’instar des sciences de la nature ? Certes, l’adoption d’une langue universelle a toujours été le rêve de la science, car elle facilite les échanges interculturels et réduit le risque de malentendus. Mais dans les sciences humaines et sociales, outre qu’il y a une inégalité devant la langue anglaise qui ne pourrait être réduite qu’à condition de restructurer tout le système éducatif autour de cette langue dès la prime enfance, il y a des avantages épistémologiques au passage d’une langue à l’autre car la traduction nous permet de relativiser nos catégories d’analyse, fortement ancrées dans les cultures nationales du fait des conditions d’institutionnalisation de ces disciplines à partir de la fin du 19e siècle. L’adoption d’une langue unique entraînerait sans nul doute un appauvrissement de la réflexion dans ces domaines. En outre, il ne s’agit pas seulement de la langue, mais de modes de raisonnement et d’écriture qui peuvent varier d’une tradition nationale à une autre. Or l’unification de cet espace passe par l’imposition de ces normes.
Pour savoir ce qui circule, le projet européen élargit l’enquête sur les traductions menée dans le cadre de la présente étude à d’autres langues et à d’autres pays, prolongeant aussi une recherche antérieure sur les traductions de sciences humaines et sociales en français depuis les années 1980 [4]. L’enquête réalisée par Gustavo Sorá et l’équipe argentine a fait apparaître l’investissement croissant, depuis les années 1990, des éditeurs argentins dans les sciences humaines et sociales françaises. La poursuite de cette enquête montre d’ores et déjà que le nombre de traductions du français est supérieur à celui des traductions de l’anglais pour la même période.
Cependant, la traduction ne suffit pas à expliquer la circulation des idées. Dans le projet européen, des recherches sont menées sur les modes de circulation des paradigmes, théories, méthodes et controverses, ainsi que sur la réception des grands penseurs. Avant d’obéir à « l’effet Mathieu » qui fait que les grands noms sont automatiquement traduits, l’importation d’auteurs étrangers passe par des circuits complexes d’acteurs du monde académique qui peuvent les utiliser pour constituer un nouveau domaine de recherche, pour contester l’orthodoxie dans leur champ de référence, ou encore pour constituer un programme de recherche empirique. Ainsi, la traduction en anglais de La Distinction de Bourdieu chez Harvard University Press en 1984 a contribué au développement et à l’institutionnalisation de la sociologie de la culture aux États-Unis [5]. Sa théorie du capital culturel a servi à la construction d’un programme de recherche empirique sur les pratiques culturelles des Américains.
Pour citer cet article :
Lucie Campos, « Géopolitique de la traduction. Entretien avec Gisèle Sapiro », La Vie des idées, 14 juillet 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Geopolitique-de-la-traduction.html
Notes
[1] Gisèle Sapiro (dir.), Sciences humaines et sociales en traduction : les livres français aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Argentine, Paris, Institut français/CESSP, 2014.
[2] Yves Gingras et Johan Heilbron, « L’internationalisation de la recherche en sciences sociales et humaines en Europe (1980-2006) », in Gisèle Sapiro (dir.), L’espace intellectuel en Europe. De la formation des États-nations à la mondialisation XIXe-XXe siècles, Paris : La Découverte, 2009, pp. 359-388.
[3] Yves Gingras et Sébastien Mosbah-Natanson, « Les sciences sociales françaises entre ancrage local et visibilité internationale », European Journal of Sociology, vol. 51, n°2, 2010, p. 305-321.
[4] Gisèle Sapiro and Ioana Popa, “Traduire les sciences humaines et sociales : logiques éditoriales et enjeux scientifiques”, in Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’ère de la mondialisation, Paris, CNRS Editions, 2008, chap. 4.
[5] Voir Philippe Coulangeon et Julien Duval, Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013. Sur les traductions de Bourdieu, voir aussi Gisèle Sapiro et Mauricio Bustamante, “Translation as a measure of international consecration : mapping the world distribution of Bourdieu’s books in translation”, Sociologica, 2-3, 2009.